Surface de résurgences (2023)
« Dans la peinture, comme dans la cuisine, il faut laisser tomber quelque chose quelque part ; c’est dans cette chute que la matière se transforme (se déforme) », écrit Roland Barthes. En parcourant l’exposition de Leslie Amine au Centre d’Art Contemporain de Lacoux, nous saisissons aisément l’initiative de l’artiste lorsqu’elle emprunte au sémiologue ces quelques mots pour intituler l’exposition : Laisser tomber quelque chose quelque part. L’action de « laisser tomber » suggère en effet une attitude contradictoire qui oscille entre l’intention et l’accident. Les gestes que Leslie Amine adopte pour réaliser ses peintures se situent précisément dans cet interstice. Bien qu’ils soient destinés à représenter des scènes figuratives déterminées, ils laissent une place prépondérante à l’imprévu. Depuis plusieurs années, sa démarche plastique évolue dans cette direction, comme en témoigne l’exposition au CACL.
Pérégrinations
Pour expérimenter la peinture entre maîtrise et perte de contrôle, Leslie Amine
s’appuie en premier lieu sur ses propres prises photographiques. Elle déclare : « Le motif photographique me sert de point d’accroche. Il me permet d’expérimenter la matière tout en essayant de le révéler, de le faire disparaître et réapparaître. […] S’il n’y a pas de motif, la matière m’intéresse moins, j’ai besoin qu’il y ait vraiment une présence, une résurgence du motif sous la matière.3 » L’artiste réalise ses motifs en photographiant les paysages et les individus qu’elle croise au fil de ses errances, majoritairement sur le continent africain, auquel elle est liée par ses origines béninoises, et parfois en France, où elle vit. Ses choix sont régis par les séries qu’elle arbore : Les circulations, Les livreurs, Les conversations, puis les Portraits et les Paysages. Les deux premières séries explorent les relations physiques et mnémoniques entre les individus et les territoires, tandis que Les conversations portent sur les interactions humaines 4. La photographie fixe ainsi les silhouettes solitaires ou groupées, immobiles ou volatiles, dont le motif de présence ou de déplacement varie : rencontre, flânerie, promenade, excursion, travail, livraison. Une fois à l’atelier, ce contenu iconographique est une base sur laquelle l’artiste s’appuie pour construire ses tableaux : poser les fondements et les mouvements de la composition puis expérimenter la matière picturale.
Mise en contact
Agissant par surcouches et par stratifications, Leslie Amine exploite plusieurs photographies par exécution de tableau afin de tisser des liens entre des éléments parfois sans rapport apparent, car « la peinture est bien là pour tenter de trouver des liens, de suturer tout ce qui est épars 5 », note Vincent Bioulès. Dans la salle 3, les cinq peintures de grand format (cf. fig. 1, 2, 3) présentent
de nombreux motifs superposés, comme Flag (2022) qui révèle subtilement deux silhouettes humaines (une femme et un livreur à vélo) ainsi que deux paysages plus ou moins symétriques sur un axe horizontal, qui fait office de route ou d’horizon lointain. Cette mise en relation d’éléments éclectiques issus de cultures et de territoires éloignés – dont le traitement transparent rend visible le feuilletage – s’inscrit dans une forme de créolisation, notion théorisée par Edouard Glissant qui la définit ainsi : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation 6 » À la manière d’un « rhizome » – notion qu’Edouard Glissant emprunte à Gilles Deleuze et Félix Guattari – la démarche de Leslie Amine se déploie en privilégiant les
croisements et les connexions souterraines entre des entités distinctes, cela de manière « imprévisible ». Sa peinture émet un flux d’images tout autant que, par son caractère transitoire et instable, elle évoque une « image-flux », pour reprendre un terme de Christine Buci-Glucksmann, qui souligne que « l’image-flux est continue et sans arêtes, en surface et pourtant feuilletée et stratifiée.[…] Ainsi, les frontières et dualismes établis entre le droit et le courbe, l’organique et l’inorganique, le masculin et le féminin, le figuratif et l’abstrait disparaissent au profit d’une logique de connexions souples et multiples plus rhizomatiques que linéaires. 7 »
Dissolution de la figure
Outre le fait d’opérer des connexions entre des éléments d’ordre iconographique, Leslie Amine associe différents registres sur la toile, en joignant l’accidentel à la figuration, la spontanéité à la maîtrise, l’effacement à l’apparition, la destruction à la révélation, contribuant au caractère
rhizomatique et fluctuant de ses compositions picturales. Ces phénomènes matériels sont engendrés, ou du moins accentués, par la dilution et la fluidité de la peinture. Ainsi, la matière dégouline en laissant la trace de son passage sur le subjectile (papier ou toile) orienté par l’artiste à dessein
de faire naître tantôt de fines coulures, tantôt des stries ou des taches plus ou moins diffuses. Intensifiés par des réactions chimiques provoquées par le mélange de l’acrylique et de l’encre, ces effets de matière ensevelissent de plus en plus ses figures.
Ses encres sur papier réalisées entre 2017 et 2021 (cf. fig. 4), visibles dans les deux premières salles de l’exposition, sont encore issues d’un geste qui privilégie la maîtrise à l’accident, conservant une certaine lisibilité et une distinction des figures. Sont visibles des portraits auxquels Leslie Amine associe par superposition des taches de peinture ainsi que des bâtiments, panneaux, câbles électriques, drapeaux, véhicules, végétaux, sans pour autant que les différentes figures s’amalgament. Au contraire, ses oeuvres récentes tendent vers une disparition plus tangible des figures, qui sont de plus en plus imprégnées, voilées, ou partiellement effacées par les occurrences matérielles. Certains gestes d’altération produits par Leslie Amine conduisent vers la perte de la figure. Dans Souvenir du bois flotté (2023), un halo blanchâtre voile partiellement le centre de la toile, et celui-ci apparaît de manière plus prégnante dans Flag (2022). Cet effet tend à rappeler le phénomène de surexposition lumineuse lors du processus de tirage argentique qui provoque une dégradation de l’image, au même titre que ses oeuvres peintes en négatif. L’artiste voue un intérêt particulier à la photographie argentique comme processus de révélation de la figure, mais aussi comme possibilité d’altération de l’image, citant parmi ses références contemporaines majeures la pratique de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Comme dans leur Wonder project autour des cartes postales et négatifs brûlés, les gestes de détérioration produits par Leslie Amine conduisent vers l’ellipse. Enfin, certaines scènes figuratives sont phagocytées par des occurrences matérielles plus denses, comme dans les peintures de paysage de la première salle (cf. fig. 6). Malgré la résurgence de quelques palmiers, amas de végétation, nuages, étendues d’eau ou de terre, certaines toiles approchent l’abstraction.
Cette série en question est intégrée dans un dispositif de grille qui tranche avec la fluidité de la peinture, et qui, en même temps, par sa nature bidimensionnelle, « antinaturelle 8 » et « antimimétique 9 », tend à mettre en évidence la planéité, la matérialité et « l’autonomie 10 » du tableau, comme le souligne Rosalind Krauss. D’autant plus, certaines figures se dissolvent dans les accidents de matière et s’assujettissent aux conditions bidimensionnelles et matérielles de la peinture. Dans Laisser tomber I et Quelque chose II, les éléments terrestres ont laissé place à des halos de couleurs qui s’entrelacent en investissant la totalité de la toile.
Ecran biface
Cette fusion croissante entre les figures et les accidents autorise dès lors une nouvelle lecture de la surface car, pour Gilles Deleuze, « la surface est le lieu du sens : les signes restent dépourvus de sens tant qu’ils n’entrent pas dans l’organisation de surface qui assure la résonance entre deux séries (deux images-signes, deux photos ou deux pistes, etc.) 11 ». Un sens plus complexe, équivoque, contradictoire, surgit ainsi à partir de l’articulation entre les occurrences iconologiques et matérielles. En même temps que la texture aqueuse révèle la figure, elle la pénètre, la voile, la consume, la détériore, elle défigure. Ainsi, l’oeuvre n’est pas simplement une surface « monoface » sur laquelle se projette l’image. La peinture de Leslie Amine n’est plus cette « image obéissant à l’oeil et soumis à la logique du reflet ressemblant, mais une figure organiquement générée par la main, selon un projet d’articulation entre le visible et ce qui lui échappe. 12 » Stéphanie Katz parle d’ « écran biface » pour désigner métaphoriquement une surface qui abrite plusieurs volontés parfois contradictoires, comme un « véritable point de suture […] entre l’infigurable et la figure 13 ». Par conséquent, les espaces picturaux élaborés par Leslie Amine sont moins des représentations arrêtées et figées du réel qu’une matérialisation de l’expérience en mouvement et continue de celui-ci. Ils rendent compte de la transformation et de la mutation perpétuelles de la nature. L’artiste révèle, comme des réminiscences, des « tranches de réelles entrées de force dans un flux discontinu de fantasmes et d’affects 14 », au même titre que le procédé de montage étudié par Sylvie Coëllier. Au lieu de n’emprunter à la nature que certaines images, Leslie Amine adopte de véritables « tranches » de son essence, telles que ses substances. Par exemple, des corrélations s’opèrent entre la fluidité de la peinture et les phénomènes aqueux – « tranche de réel » – qui sillonnent le paysage d’Afrique subsaharienne. L’artiste écrit : « Après la pluie, des flaques verdâtres, grisées, orangées, l’eau est passée par là, elle n’en part plus. Mélange d’après la pluie. […] Poussière et pétrole enrichissent la matière obtenue. […] Les eaux usées passent et colorent les creux du sol entre béton et sable 15 », extrait que l’on pourrait à juste titre mettre en lien avec la peinture Kribi (2019).
Sédimentation spatiale et temporelle
Comme la fluctuation minérale, le phénomène de sédimentation est omniprésent dans l’oeuvre de Leslie Amine, en particulier dans la peinture Les sensations de la terre (2023). L’accumulation de passages et de réactions engendre l’apparition, à certains endroits du tableau, de surfaces craquelées, rappelant à la fois l’épiderme de la peau, les écailles d’un reptile, l’écorce d’un arbre ou le sol latéritique. Le spectateur accède ainsi aux différentes temporalités et actions de l’acte pictural en lui-même, accentué par le collage mural (cf. fig. 11) associant l’oeuvre avec des photographies du sol de l’atelier recouvert de dripping. Ce point de vue est défendu par Helen Westgeest qui compare le « collage peint » à un patchwork qui conserverait des traces de vécu dans l’espace-temps. Elle cite notamment W.JT. Mitchell : « Supposons que cette courtepointe soit déchirée, pliée, froissée, couverte de taches accidentelles, traces des corps qu’elle a enveloppés. Ce modèle pourrait nous aider à comprendre un certain nombre de choses sur la représentation. Il rendrait matériellement visible la structure de la représentation en tant que trace de temporalité et d’échange, les fragments en tant que souvenirs, en tant que « cadeaux » représentés dans le processus continu d’assemblage, de couture et d’arrachage. Cela pourrait expliquer pourquoi la représentation semble « couvrir » tant de choses diverses sans révéler aucune image de la totalité 16 ».
Le procédé de stratification renvoie tant à la temporalité du processus de peinture, qu’à la temporalité au travers de laquelle les images mnémoniques s’articulent. Georges Poulet, analysant les procédés de juxtaposition et de superposition dans l’oeuvre littéraire de Proust, met en évidence la capacité de ces associations à figurer les souvenirs dans leur temporalité. Face aux oeuvres de Leslie Amine, nous serions tentés de faire une analogie avec l’expérience proustienne qui, pour Georges Poulet, « n’est aucunement celle d’un ensevelissement du passé sous le présent ; bien au contraire, c’est celle d’un resurgissement du passé, en dépit du présent.17 » Alors qu’il désigne habituellement la réapparition à la surface des eaux souterraines, le phénomène de résurgence, dans l’oeuvre de Leslie Amine, est non seulement spatial, mnémonique, mais aussi temporel.
3 Entretien réalisé avec Leslie Amine le 16 juin 2023.
4 En référence aux Conversations pieces, peinture de genre anglaise du XVIIIe siècle.
5 Vincent Bioulès, « Carnets de voyage, extraits », Dans Joffard Pierre, Soubiran Jean-Roger, Bertrand Nathalie, et al., Vincent Bioulès : parcours, 1965-1995 : exposition, Musée de Toulon, 2 juin-30 novembre 1995, Musée de Toulon. Toulon, 1995, p. 135.
6 Edouard Glissant, Poétique, IV : Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997, p. 37.
7 Christine Buci-Glucksmann, Philosophie de l’ornement : D’Orient en Occident, Paris, Editions Galilée, 2008, p. 152.
8 Rosalind Krauss, « Grilles », Communications n°34, 1981, p. 167.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 126.
12 Stéphanie Katz, L’écran, de l’icône au virtuel : La résistance de l’infigurable, Paris, Editions L’Harmattan, 2004, p. 10.
13 Ibid., p. 17.
14 Coëllier Sylvie, dir., Le montage dans les arts aux XX et XXIe siècles, Aix-en-Provence, Publication de L’Université de Provence,
2008, p. 14.
15 Leslie Amine, Souvenir des eaux usées, 2023, texte écrit à l’occasion de l’exposition au CACL.
16 W.J.T Mitchell, Picture Theory, p. 419, Dans Helen Westgeest, Slow Painting: Contemplation and Critique in the Digital Age, Londres, Bloomsbury Visual Arts, 2022, p. 79-80. (Traduit de l’anglais)
17 Georges Poulet, L’espace proustien, Paris, Gallimard, 1982, p. 114.