Giulia TURATI
Reflets dans la jungle (2019)
Leslie Amine plonge le visiteur dans un univers bouillonnant de transparences et d’entrelacs. Dans ses œuvres des éléments réalistes fusionnent avec des figures familières, d’autres anonymes, des formes trouvées et répétées, ainsi que des paysages lointains et désirés. Fugaces, oniriques, dépaysants ou coutumiers, les paysages et les personnages qui habitent ses tableaux portent une multiplicité d’histoires possibles.
Hybridations de couleurs et figures
Les pigments sont utilisés par l’artiste d’une manière maitrisée et hasardeuse à la fois. Pour l’arrière-plan de ses tableaux, elle procède par aplats ou par tâches – souvent très liquides – où des formes inattendues, soudain, émergent.
Sur ces fonds, aux allures de peintures abstraites, l’artiste trace les figures humaines et naturelles d’une manière plus nette mais non pour autant lisible. Les sujets peints sont intersectés, presque indissociables les uns des autres. Emblématiques de cette démarche sont les tableaux Homme au camion, Sans-titre (Homme et voiture rouge) et Sans-titre (Gars du métro au casque vert).
Méconnaissables, ces personnages et ces paysages qui fusionnent sont initialement tirés d’images réelles. Pour créer ces associations, l’artiste isole un détail de la végétation, un visage ou un corps d’une photographie. Elle les détache de leur contexte d’origine et les juxtapose, parfois les annexant.
Pour ce faire, Leslie Amine puise dans de riches archives visuelles constituées depuis plusieurs années. Les photographies sont toutes prises par l’artiste et évoquent des souvenirs de voyages, des shootings improvisés avec ses proches ou encore des simples scènes captées dans la rue. Les sources originales se perdent dans la composition qui, elle, est fantasmée. Nous cherchons alors à distinguer un visage qui s’efface dans un autre portrait ou une feuille de bananier qui transperce un corps… Il est impossible pour le visiteur de remonter à un lieu et à un moment précis, seule l’artiste connait la genèse des images.
Cette contamination mutuelle des formes et des figures est également accompagnée par la dissolution des personnages et des paysages sur les fonds aux couleurs vives. Toute hiérarchie supposée entre les sujets et l’environnement qui les entoure est ainsi interrompue. Même si nous reconnaissons des éléments de l’architecture ou de la culture urbaine – en particulier dans les dessins et les collages de la série Identités palimpsestes –, c’est surtout la nature qui est peinte ici par Leslie Amine. La végétation dans ces tableaux est luxuriante, elle interagit avec les personnages, elle a une véritable présence. Loin d’être un décor où défileraient les figures humaines, la nature est, dans ces œuvres, protagoniste au même titre que les sujets.
L’artiste nous donne à voir des strates, des couches de lignes, de couleurs et d’histoires qui deviennent des narrations uniques, sédimentées et recomposées dans l’œil du visiteur.
Reconnaissance et étrangéité
Si chaque œuvre contient en soi une multiplicité d’éléments mélangés et interconnectés ; c’est en regardant l’ensemble des œuvres de Leslie Amine qu’apparaît un jeu de variations autour des motifs, c’est-à-dire une répétition évolutive qui relève d’une mise en abyme perpétuelle. Ces renvois et reproductions sont particulièrement visibles dans la 1ère salle de l’exposition, où les grandes peintures Haïti et Clean boy font écho à deux tableaux de petit format[1]. Un troisième, Sans-titre (deux garçons), reste énigmatique et nous ne pouvons qu’imaginer sa suite possible.
L’artiste déplace donc les sujets d’un dessin à une peinture, d’une petite toile à un plus grand format. Elle crée un rythme à suivre d’œuvre en œuvre et aussi de salle en salle[2]. Ces glissements formels s’opèrent grâce à des changements de couleurs, aux transparences et aux figures subtilement métamorphosées.
De même, c’est aussi dans le corpus du travail de l’artiste, que nous nous apercevons que les femmes, les enfants et les hommes représentés font partie d’une même communauté, la communauté noire. Ce constat reste pourtant hésitant car, en brouillant encore une fois les pistes, l’artiste ne donne aucun indice sur l’origine des personnages : africains, antillais ou caribéens, afro-américains, issus de la diaspora en Europe… Sans repères établis toute interprétation est ouverte et toute ambiguïté admise.
A confirmer ce sentiment d’étrangeté – voire de déracinement -, la végétation et les paysages peints évoquent un ailleurs souvent fantasmé, des lieux exotiques stéréotypés, qui cristallisent tous les rêves d’évasion.
D’un côté donc, les formes et les motifs qui se répètent dans les œuvres deviennent familiers ; de l’autre il nous est impossible de reconnaitre pleinement ce que nous voyons. Notre regard occidental influence la lecture des images et chaque œil n’aura qu’une vision individuelle et particulière de l’œuvre. Nous sommes donc dans une étrange posture qui nous pousse à faire converger vers l’unité un ensemble hétéroclite qui se construit dans l’hybridation des formes et le métissage des sujets.
L’image singulière et le reflet multiple
La référence à l’imaginaire exotique, ses significations et implications, est aussi explicité dans le titre de l’exposition. L’artiste fait ici référence aux expériences animalières du photographe Xavier Hubert-Brierre qui a placé un miroir au cœur de la jungle du Gabon. Une caméra, dissimulée dans la végétation, a enregistré les réactions – d’abord confuses, surprises ; puis lucides et conscientes – des animaux face à leur propre image[3]. Tels les reflets renvoyés par le miroir, les œuvres de Leslie Amine posent la question de la reconnaissance, de l’identité et de la démultiplication de l’image.
« Reflets dans la jungle » évoque donc, au premier degré, les paysages représentés dans les œuvres. Parallèlement, si nous poussons la réflexion au-delà des caractéristiques formelles, un constat plus universel se déligne.
Dans la psychanalyse, l’enfant prend conscience de soi en reconnaissant sa propre image dans le miroir. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, de terminer la visite par les œuvres Sans-titre (femme et enfant) et Sans-titre (enfant au casque), qui nous renvoient directement à l’enfance.
Notre premier sursaut identitaire est alors provoqué par le renvoi de notre reflet dans le miroir, par un doublement de notre image. De même, la construction du « moi » est accompagnée indissociablement par la prise de conscience que les autres sont des corps étrangers. Notre propre identité se fonde sur la distinction par rapport à autrui même si, d’une manière complémentaire, c’est aussi à travers le regard des autres que l’image d’un individu se forme. Toute identification de soi passe par l’externalisation, la différenciation et la prolifération du point de vue.
Les œuvres de Leslie Amine calquent ce mécanisme psychique et cristallisent la nature même de l’être humain, à la fois singulière et multiple, unique et communautaire. Les tableaux présentent des figures et des paysages aux traits anonymes bien que communs. Ces personnages sont pourtant saisis avec les codes propres à chaque visiteur. Chacun s’appropriera d’un détail qui lui est familier et projettera d’autres histoires et images sur des éléments plus énigmatiques. Somme toute, il est moins question d’y reconnaitre sa propre image et son environnement, que de s’identifier dans l’autre.
[1] Sans-titre (clean boy) et Sans-titre (paysage deux personnes marchant).
[2] C’est le cas notamment entre la salle 1 et la salle 2 de l’exposition où nous retrouvons un motif végétal peint directement au mur et qui accueille diverses œuvres sur papier, tirées de Identités palimpsestes.
[3] Vidéos consultables sur la chaîne YouTube du photographe : youtube.com/user/XHB06400CANNES/videos
Texte disponible ici
Reflections in the jungle (2019) English
Leslie Amine plunges the visitor into a bubbling universe of transparencies and interlacing. In her works, realistic elements merge with familiar figures, anonymous ones, found and repeated forms, as well as distant and desired landscapes. Fugitive, dreamlike, exotic or customary, the landscapes and characters that inhabit his paintings carry a multiplicity of possible stories.
Hybridations of colours and figures
The pigments are used by the artist in a controlled and hazardous way. For the backgrounds of her paintings, she proceeds by flat tints or spots – often very liquid – where unexpected forms suddenly emerge.
On these backgrounds, which look like abstract paintings, the artist traces human and natural figures in a clearer but not necessarily legible way. The painted subjects are intersecting, almost inseparable from each other. Emblematic of this approach are the paintings Man in the Truck, Untitled (Man and Red Car) and Untitled (Subway Guys in Green Helmets).
Unrecognizable, these characters and landscapes that merge are initially taken from real images. To create these associations, the artist isolates a detail of the vegetation, a face or a body from a photograph. She detaches them from their original context and juxtaposes them, sometimes annexing them.
To do this, Leslie Amine draws on rich visual archives that have been built up over several years. The photographs are all taken by the artist and evoke memories of travels, improvised shootings with her loved ones or simple scenes captured in the street. The original sources are lost in the composition, which is fantasized. We then try to distinguish a face that disappears in another portrait or a banana leaf that pierces a body… It is impossible for the visitor to go back to a specific place and time, only the artist knows the genesis of the images.
This mutual contamination of shapes and figures is also accompanied by the dissolution of characters and landscapes on the brightly coloured backgrounds. Any supposed hierarchy between the subjects and the surrounding environment is thus interrupted. Although we recognize elements of architecture or urban culture – particularly in the drawings and collages of the series Identités palimpsestes – it is above all nature that is painted here by Leslie Amine. The vegetation in these paintings is luxuriant, it interacts with the characters, it has a real presence. Far from being a setting where human figures parade, nature is, in these works, as much a protagonist as the subjects.
The artist shows us strata, layers of lines, colours and stories that become unique narratives, sedimented and recomposed in the visitor’s eye.
Recognition and strangeness
If each work contains within itself a multiplicity of mixed and interconnected elements; it is by looking at the ensemble of Leslie Amine’s works that a play of variations around the motifs appears, that is to say, an evolving repetition that is part of a perpetual mise en abyme. These references and reproductions are particularly visible in the first room of the exhibition, where the large paintings Haiti and Clean boy echo two small-format paintings [1]. A third one, Sans-titre (two boys), remains enigmatic and we can only imagine its possible continuation.
The artist thus moves the subjects from a drawing to a painting, from a small canvas to a larger format. She creates a rhythm to be followed from work to work and also from room to room [2]. 2] These formal shifts take place through changes of colour, transparencies and subtly metamorphosed figures.
Similarly, it is also in the body of the artist’s work that we see that the women, children and men represented are part of the same community, the Black community. However, this observation remains hesitant because, by once again blurring the tracks, the artist gives no clue as to the origin of the characters: African, West Indian or Caribbean, Afro-American, from the diaspora in Europe… Without established reference points, any interpretation is open and any ambiguity admitted.
To confirm this feeling of strangeness – even uprooting -, the vegetation and the painted landscapes evoke an often fantasized elsewhere, stereotypical exotic places, which crystallize all dreams of escape.
On the one hand, therefore, the forms and motifs that are repeated in the works become familiar; on the other hand, it is impossible for us to fully recognize what we see. Our western gaze influences the reading of the images and each eye will have only an individual and particular vision of the work. We are thus in a strange posture that pushes us to make converge towards unity a heterogeneous whole that is built in the hybridization of forms and the crossbreeding of subjects.
The singular image and the multiple reflection
The reference to the exotic imaginary, its meanings and implications, is also explained in the title of the exhibition. The artist refers here to the animal experiments of the photographer Xavier Hubert-Brierre, who placed a mirror in the heart of the Gabonese jungle. A camera, hidden in the vegetation, recorded the reactions – at first confused, surprised; then lucid and conscious – of the animals to their own image [3]. 3] Like the reflections reflected in the mirror, Leslie Amine’s works raise the question of the recognition, identity and multiplication of the image.
« Reflections in the Jungle » thus evokes, in the first degree, the landscapes represented in the works. At the same time, if we push the reflection beyond the formal characteristics, a more universal observation becomes apparent.
In psychoanalysis, the child becomes self-aware by recognizing his own image in the mirror. It is not insignificant, moreover, to end the visit with the works Untitled (woman and child) and Untitled (child with helmet), which take us directly back to childhood.
Our first burst of identity is then provoked by the reflection of our reflection in the mirror, by a doubling of our image. In the same way, the construction of the « I » is inseparably accompanied by the awareness that others are foreign bodies. Our own identity is based on the distinction with respect to others, even if, in a complementary way, it is also through the gaze of others that the image of an individual is formed. All self-identification involves externalisation, differentiation and proliferation of point of view.
Leslie Amine’s works replicate this psychic mechanism and crystallize the very nature of the human being, at once singular and multiple, unique and communal. The paintings present figures and landscapes with anonymous yet common features. These characters are nevertheless captured with the codes peculiar to each visitor. Each one appropriates a detail that is familiar to him or her and projects other stories and images onto more enigmatic elements. All in all, it is less a question of recognizing one’s own image and environment than of identifying with the other.
[1] Sans-titre (clean boy) et Sans-titre (paysage deux personnes marchant).
[2] C’est le cas notamment entre la salle 1 et la salle 2 de l’exposition où nous retrouvons un motif végétal peint directement au mur et qui accueille diverses œuvres sur papier, tirées de Identités palimpsestes.
[3] Vidéos consultables sur la chaîne YouTube du photographe : youtube.com/user/XHB06400CANNES/videos